Introduction
Au vu de la carte des résultats des élections européennes, on constate immédiatement à quel point le Rassemblement National (RN) est arrivé en tête dans tous les départements, à l’exception notable de Paris, et ceci même dans les régions traditionnellement plutôt à gauche, comme la Bretagne.
Mais ce qui m’a frappé, et qui s’explique, je pense, à l’aide des analyses réalisées par l’Ifop que je cite plus bas, c’est à quel point ce que je lisais sur LinkedIn était en décalage avec cette carte. Alors que le RN est à presque un tier des suffrages exprimés, toutes les publications que je pouvais lire sur LinkedIn (ou presque) dans les jours qui ont suivi étaient orientées politiquement à gauche ou en faveur de la majorité présidentielle.
Dans un article que j’ai lu dernièrement, l’intellectuel américain Rob Henderson introduit la notion de croyances ostentatoires (luxury beliefs en anglais, le terme original) pour expliquer, aux Etats-Unis, mais sans doute que la réflexion est en partie transposable en occident d’une manière générale, pourquoi les classes supérieures sont plutôt à gauche.
Croyances ostentatoires & concepts complémentaires
Statut social
Pour Rob Henderson, les classes sociales supérieures ont historiquement affiché leur appartenance par des signes ostentatoires matériels : des objets de luxe, des manières de s’habiller, des voitures de sport, voire des manières de parler.
Aujourd’hui, les objets matériels ont de moins en moins de valeur sociale, certains ont même tendance à agir négativement sur l’image de leurs propriétaires à cause des impacts qu’ils peuvent avoir sur le climat par exemple (les voitures), ou sur l’exploitation de travailleurs pauvres dans d’autres pays (certains vêtements ou appareils électroniques).
Or, des recherches montrent que plus le statut social d’un individu est élevé, plus cet individu cherche à l’élever. Il est donc nécessaires pour ces classes supérieures de renouveller les moyens d’afficher leur statut social.
Une solution a ce problème, selon Rob Henderson, sont ce qu’il appelle les croyances ostentatoires.
Croyances ostentatoires
Je reprends ici essentiellement l’article de Rob Henderson qui est paru dans le New York Post1 pour introduire le concept.
Les croyances ostentatoires sont des croyances, des avis politiques, sociétaux, religieux qui confèrent aux personnes appartenant aux classes supérieures qui les défendent un statut social à moindre coût, tout en faisant des ravages dans les classes sociales les plus basses.
Un exemple typique de ces croyances est l’idée que toutes les structures familiales se valent, quand bien même les preuves montrent que l’instabilité familiale est souvent liée à des résultats moins favorables pour les enfants2. Si l’on regarde quelques années en arrière, dans les années 60, les taux d’union des classes supérieures et inférieures étaient globalement les mêmes. Après les années 70, les moeurs ont commencé à s’assouplir et le scepticisme quant aux familles traditionnelles s’est propagé, contribuant à l’érosion de la famille, mais pas de manière uniforme.
Aujourd’hui, le taux d’union des classes supérieures est comparable à celui qu’il était dans les années 60. En revanche, le taux d’union dans les classes inférieures est nettement plus faible, entraînant des conséquences sur l’éducation des enfants, uniquement dans les classes inférieures.
Les personnes issues des classes privilégiées peuvent prôner l’indifférence à l’égard de la structure familiale, tout en continuant à bénéficier de la stabilité de familles nucléaires dans leur propre vie. Cette dissonance crée un fossé entre les discours de certains élites et la réalité vécue par les classes populaires, où l’instabilité familiale est plus courante et a des impacts plus marqués.
Le phénomène rappelle en quelque sorte une théorisation de ce que les américains appellent parfois le “virtue signaling”, l’expression publique d’un jugement moral dont le but est de soigner sa réputation, de montrer aux autres que l’on est, soi, une bonne personne.
Actualité
Elections européennes
Prenons l’exemple actuel des élections européennes. La moitié des ouvriers et des employés vote au RN, à l’inverse les cadres et professions intellectuelles supérieures qui ne sont “que” 18%3.
L’idée qu’il faudrait accepter de faire des efforts pour défendre un projet commun européen est rarement soutenue par des individus aux revenus faibles pour lesquels faire baisser la facture électrique est attrayant. Un ménage au smic ne peut pas se permettre de payer 50€ de plus par mois d’électricité pour le chauffage, le four ou les plaques de cuisson. C’est mécaniquement impossible.
De la même manière, l’idée d’une justice compréhensive dont l’objectif est d’éviter les peines de prison pour ne pas désociabiliser les délinquants n’a aucune réalité pour quiconque vit dans un quartier plus dangereux, dans lequel le trafic de drogue ou la délinquance sont plus élevés. Pour ces gens, l’ordre et la sécurité ne sont pas des luxes ou des concepts politiques abstraits, ils sont des nécessités immédiates.
Extrapolation
Pyramide de Maslow
On peut faire le rapprochement avec la pyrapide de Maslow, un concept développé par le psychologue Abraham Maslow dans les années 40.
Maslow théorise, à partir d’observations, que les besoins apparaissent selon une progression hiérarchique. Il explique que la réalisation des besoins plus en haut de la hiérarchie se fait nécessaire après que les besoins plus en bas de la pyramides soit suffisamment satisfaits. Un besoin plus en bas n’a pas besoin d’être satisfait à 100% pour que les suivantes deviennent importants, mais il est nécessaire qu’ils soient suffisamment satisfaits tout de même.
Dans le modèle de la pyramide de Maslow, la réalisation de soi, la spiritualité arrivent en toute fin de chaîne. Les besoins plus primaires, comme la capacité à manger à sa faim, à assurer sa sécurité sont largement prioritaires.
On pourrait argumenter que les classes inférieures ont une pyramide des besoins dont la base est moins satisfaite, et donc que les discours consistants à
Matérialisme de Karl Marx
Comme le dit la maxime marxiste : “l’existence précède la conscience”. Pour Karl Marx, les individus pensent ce qu’ils pensent parce qu’ils sont dans des conditions matérielles qui leur permettent de penser cela.
Pour Marx, les structures sociales, les réflexions théoriques sont façonnées par les conditions économiques, et non l’inverse, contrairement à l’idéalisme. Pour lui, les idées et les croyances des individus au sein d’une société proviennent de leur position dans le système économique.
On peut remarquer un lien entre le marxisme et les croyances ostentatoires en ça que les classes sociales et les pensées des individus qui les composent sont liées. En revanche, dans le cas des croyances ostentatoires, Rob Henderson associe un objectif aux idées des classes supérieures, elles sont un marqueur social, elles servent ceux qui les portent en les démarquant. Dans le cas du marxisme, les idées adviennent aux différentes classes sociales naturellement, mécaniquement, sans objectif.
Référence
- Article de Rob Henderson dans le New York Post : https://nypost.com/2019/08/17/luxury-beliefs-are-the-latest-status-symbol-for-rich-americans/
- Impact de la structure parentale sur les comportements des enfants : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC5948107/
- Etudes IFOP sur les résultats des élections européennes : https://www.ifop.com/publication/europeennes-2024-sondage-jour-du-vote-profil-des-electeurs-et-cles-du-scrutin/